Rédiger un texte sur l’héritage du film The Exorcist (L’Exorciste) est une tâche ardue et un tantinet ingrate puisqu’elle englobe forcément certaines redites. Pourtant, le travail semble doublement important depuis l’annonce récente du décès du cinéaste William Friedkin, en plus de l’approche du cinquantième anniversaire du classique ultime de l’horreur, qui connaîtra vraisemblablement une nouvelle suite cette Halloween.
On sait tous que la production est l’une des plus rentables de l’histoire du cinéma d’horreur, et qu’elle est listée à peu près partout comme étant l’une des plus terrifiantes de tous les temps. Pourtant, l’objectif ultime n’a jamais été de conduire le film à ce statut. On voulait en effet surtout livrer une histoire de détective surnaturelle, où le but aurait été d’élucider le meurtre de Burke Dennings qui, on se souviendra, fait une chute de la fenêtre du terrible escalier de Georgetown à Washington. Si on souhaite aborder l’héritage laissé par le film, il faut certainement se questionner sur les raisons du choc qu’il a causé.
Paru en salle aux États-Unis le 25 décembre 1973, The Exorcist a mis quelques mois avant de paraître chez nous. C’est en février 1974 que le film est arrivé en salle au Québec. Essayons de nous représenter la province de cette époque: le groupe Pink Floyd venait de présenter pour la première fois le spectacle Dark Side of the Moon au Forum de Montréal, et le Parti libéral remportait les élections fédérales canadiennes. Au cinéma, Denys Arcand venait de présenter son Réjeanne Padovani et Gilles Carles, La Mort d’un bûcheron. Quelques mois après la vague causée par le film de Friedkin paraîtra également le chef-d’œuvre Les Ordres de Michel Brault. On comprend vite qu’il s’agit d’une époque où la dénonciation de l’humiliation, la politique, la colère et la corruption dessinaient notre peuple.
Le questionnement religieux apporté par le récit de The Exorcist sonne un peu comme l’une des dernières tentatives du clergé pour ramener les citoyens sur les bancs d’église à l’époque. Si la religion commençait à être en crise, la plupart des gens possédait toujours une forme de foi, et voir des curés expliquer en ondes que le film était réaliste a certainement aidé à générer une commotion.
C’est tout ceci qu’il faut garder en tête lorsque l’on revoit cette capsule d’une grande chaîne de télévision questionner l’artiste Dominique Michel, alors qu’elle fera la file pour voir le film en 1974.
Pourtant, le film se suffit à lui-même et constitue un véritable trésor du septième art. La panique des gens et l’hystérie collective qu’il a causées ne sont pas les seules raisons pour lesquelles on salue mondialement aujourd’hui ce chef-d’œuvre.
The Exorcist est l’un des films les plus importants de ma vie. C’est un film qui a révélé mon goût pour l’horreur. J’ai commencé par lire le roman vers 12 ans, et j’ai capoté raide. Ensuite, j’ai vu le film vers 14 ans, mais à la télé, alors ce n’était pas la version intégrale. Malgré tout, il m’a marqué. Et lorsque j’ai vu la vraie version quelques années plus tard, avec la scène de Regan qui se masturbe avec un crucifix, je me suis dit: «OK, ça, c’est VRAIMENT trash». Même aujourd’hui, les majors américains n’oseraient jamais tourner une telle scène. C’est un film intelligent, avec un montage génial et surtout la meilleure bande-son du genre. Voir ce film en français, c’est manquer la moitié de son génie.
— Patrick Senécal
Pourquoi The Exorcist est-il si marquant?
Sur le sujet, Martin Bilodeau, critique et rédacteur en chef de Médiafilm, mentionnait lors de l’émission Plus on est de fous, plus on lit! en 2017: «C’est un film définitif, c’est-à-dire qu’il n’y a rien qui peut s’y comparer, sinon désavantageusement». En une seule phrase, tout a été dit. Parmi les centaines de films de possession qui ont succédé, aucun n’est comparable. Des dizaines de tentatives paraissent chaque année et depuis cinquante ans, rien n’a été à la hauteur. Pourquoi?
Des scènes graphiques insoutenables
On entend souvent dire que lorsque The Exorcist est paru en salle, le public n’était pas habitué à voir de pareilles choses. Cela dit, pensez-vous réellement qu’en 2023, on en voit autant? Il est à parier que Patrick Senécal ait raison à ce niveau: un gros studio laisserait passer un film montrant une fillette se masturbant au sang avec un crucifix, avant de troquer la croix pour le visage de sa mère et de lui demander de manière animale de la lécher? La tête tournant et faisant un 360 degrés demeure aussi assez frappante aujourd’hui.
Cela dit, selon les témoignages, la scène ayant causée le plus de malaises était celle où Regan, incarnée par une Linda Blair encore méconnue, mais qui s’est vu nommé aux Oscars pour ce premier rôle, se fait percer la gorge avec une aiguille à l’hôpital, montrant un jet de sang jaillir sur sa robe de nuit. Disons-le carrément: la première moitié du film ressemble presque à une capsule documentaire, nous montrant la batterie de tests et d’examens douloureux vécus par une fillette. C’est parce que l’on va subtilement marteler cette surdose de réalisme par des effets de terreur que l’impact sera aussi cinglant.
J’étais jeune lorsque le film est sorti, donc je ne l’ai pas vu tout de suite. C’était un film dont on ne sortait pas vivant. J’avais peur de le voir puisque ma petite cousine était décédée suite à un cancer, et j’avais vu des images de Regan se faire ausculter et subir plein d’examens médicaux, et ça me rappelait ma cousine. Je l’ai vu vers 17 ans, au Cinéma 5 sur la rue Sherbrooke, et j’ai trouvé ça vraiment fort. On amène si habilement le surnaturel qu’on y croit. Si on commençait à regarder le film par la fin, je crois qu’on partirait à rire. On nous fait habilement entrer dans le surnaturel. C’est un film sur la perte de la foi. Le prêtre questionne la douleur humaine. Cesser de croire en quelque chose qui nous est cher nous met toujours en état de déséquilibre. Je trouve aussi fabuleux que Friedkin ait utilisé le morceau Tubular Bells de Mike Oldfield, qui existait déjà, comme musique pour son film.
— Éric Tessier
Une réalisation technique de premier niveau
Le cinéma de William Friedkin va souvent jongler avec ce combat du bien du mal, mais il le fera ici avec plusieurs codes du cinéma documentaire. Comme mentionné précédemmment, les images des examens médicaux semblent réelles, tout comme la séquence sur le plateau du film dans lequel joue Chris MacNeil (Ellen Burstyn, aussi nommée aux Oscars, et qui reprendra le rôle iconique dans le prochain The Exorcist: Believer).
Lorsqu’on est confronté à un film si techniquement réussi qu’il a affecté le monde entier, il devient loufoque de constater que le cinéaste s’amuse à nous exposer, à travers le personnage de l’actrice, ce que sont les procédés cinématographiques. La femme incarne une militante devant une foule qui l’observe travailler devant les caméras. On se croirait devant un véritable making of avec ce désir du cinéaste de montrer l’envers du décor. Il faut pourtant y déceler aussi une lettre d’amour au septième art. On nous montre l’acte cinéphilique à travers le père Karras et le lieutenant Kinderman, qui raffolent tous deux du cinéma. Ce dernier profitera même de son enquête pour demander un autographe à Chris.
Le travail technique au niveau de la photographie, du montage et du son trouve son efficacité dans une étrange sobriété. La cinématographie bleutée de la chambre de Regan donne un aspect plus glacial à la pièce que si on y avait accroché des cadavres ensanglantés et les sons émis par la fillette traduisent autant la douleur que toute l’horreur contenue dans son corps. Les maquillages et effets spéciaux pratiques fonctionnent encore après cinquante ans, et ce, possiblement à cause de leur simplicité. Les dix nominations aux Oscars qu’a reçues le film en 1974 témoignent certainement de ses grandes qualités artistiques.
La détérioration psychologique et physique d’un proche
Bien sûr, avec la tombée de la religion, le thème de la possession démoniaque n’a certainement pas la même portée que lors de la sortie du film, mais le long-métrage de Friedkin aborde l’histoire d’une mère confrontée à l’incapacité de la médecine à traiter sa fillette malade. Chaque être humain tombera tôt ou tard malade, et ici, Regan devient presque le cobaye de cette médecine traditionnelle incapable de trouver une solution. La symbolique devient d’ailleurs plutôt forte lorsque Chris gifle un médecin, claque symbolisant carrément que le surnaturel l’emporte sur la science.
Rappelons d’ailleurs que ce sont les médecins qui proposent le fameux rituel religieux, d’une manière psychanalytique, en supposant qui si Regan se croit possédée, un exorcisme pourrait avoir un effet placebo sur elle. La détérioration psychologique et physique de Regan, attribuable au surnaturel, trouve ainsi son penchant dans le réalisme.
À l’histoire de la fillette se tresse celle du père Karras (Jason Miller, nommé aux Oscars), questionnant de plus en plus sa foi depuis que l’état de santé de sa mère se détériore. Encore, ici, les spectateur·trice·s peuvent comprendre sa douleur lorsque l’homme de Dieu constate la dureté de la vie et son injustice.
La perte de contrôle de chacun des personnages
Le chaos général qui émane du film a encore une résonance aujourd’hui. Si Regan perd le contrôle de son corps, Chris devient une mère sans repère. Le père Karras croyait pouvoir subvenir aux besoins de sa mère et le lieutenant ne pourra pas clore son enquête comme il le souhaite. Le père Merrin, qui pense connaître la chose qu’il vient affronter, sera mortellement dupé. Cette idée de perte de contrôle touche autant le public d’aujourd’hui que celui de l’époque.
L’omniprésence de la sexualité
La presque totalité des assauts de Regan se révèle avoir une connotation sexuelle. Plusieurs ont souligné l’idée que cette jeune fille en pleine puberté était montrée de manière démoniaque pour souligner la peur de la société face à des femmes assumant leur sexualité. Peu importe qu’il s’agisse de spéculations ou non, la sexualité profane certainement l’image religieuse, mais souille aussi celle de l’enfance.
La mort étrange de Burke Dennings camoufle aussi certaines confusions. Chris mentionne que ça n’aurait pas été convenable que Burke monte seul dans la chambre de Regan, mais tout porte à croire qu’il l’ait fait. L’éveil à la sexualité et les tabous sexuels demeurent d’actualité.
«J’ai vu L’Exorciste à 16 ans et ça m’a traumatisé!» Ce genre d’anecdote ne m’a jamais impressionné: moi je l’ai vu en 5e année. J’avais à peine 10 ou 11 ans, et mon père nous avait enfin permis de le louer alors que ma mère était partie pour le week-end. Le film maudit qui ne m’a étonnamment pas fait si peur. Je me rappelle avoir davantage été marqué par l’efficacité du drame entre une mère et sa fille, par les performances 5 étoiles, les images magnifiques de Georgetown et par la mise en scène de Friedkin, en pleine possession de ses moyens dans les belles années du New Hollywood. Pour moi, The Exorcist, c’est l’équivalent du Parrain, de Deliverance ou des films de Robert Altman de l’époque. Le vestige d’une époque où Hollywood avait des couilles et faisait confiance aux jeunes talents. Je revois le film au moins une fois par année comme un petit pèlerinage, même si avec le temps, le visionnement de The Exorcist 3 — véritable chef-d’œuvre sous-estimé — me procure encore davantage de plaisir et de peur. Mais on n’entrera pas dans un débat enflammé ici…»
— Sébastien Diaz
En conclusion, nous pourrions ajouter que le format 4K, paru en septembre 2023 chez Warner Bros., traduit l’intemporalité du film en le rendant plus éclatant que jamais. Cette édition renferme le montage original de 1973 et le montage avec des passages ajoutés d’abord intitulé «The Version You’ve Never Seen» (La version que vous n’avez jamais vue), puis simplement renommé Extended Director’s Cut, sorti en 2000. Il s’agit certainement d’un film d’une autre époque, mais qui trouve une tout autre résonance à nos yeux que l’hystérie causée à sa sortie. C’est ce qui en fait une pièce de maître. Il faut dire que la filmographie de William Friedkin gagne à être connue, et que plusieurs de ses longs-métrages résistent très bien au temps.
Nous tenons également à mentionner que la lecture du roman de William Peter Blatty peut faire un excellent complément au visionnement du long-métrage. Rappelons que l’auteur avait remporté l’Oscar du meilleur scénario pour sa propre adaptation du roman. Il est aussi important de rappeler que bien que la suite prévue par Friedkin et Blatty ait été rejetée par le studio à l’époque, l’auteur en a tiré le roman Legion, avant de l’adapter au cinéma et de le réaliser sous le titre The Exorcist III.
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