En avril dernier, Arrow Video faisait enfin paraître — après quelques semaines de délais, question de bien nous faire languir — le coffret Blu-ray Solid Metal Nightmares – The Films of Tsukamoto, regroupant huit films et deux courts-métrages restaurés de la filmographie du cinéaste culte japonais Shinya Tsukamoto. Nul doute qu’il s’agissait de l’un des objets les plus attendus de l’année pour les fans et collectionneurs de cinéma de genre nippon. D’autant plus que certains des titres proposés n’étaient toujours pas disponibles de notre côté du continent, comme son dernier drame samouraï sanglant Killing de 2018, qui arrive ici pour la toute première fois en vidéo.
La sortie était l’occasion idéale pour revisiter les productions singulières et subversives que le cinéaste, littéralement homme à tout faire, oeuvrant dans tous les départements et même à titre d’acteur, a pu nous offrir depuis la fin des années 80:
Tetsuo: The Iron Man (1989): l’homme contre la machine
Un homme d’affaires se voit muter au fil des jours en un amalgame de ferrailles et d’appareils électriques, avant d’être pourchassé par un fétichiste du métal, également devenu mi-homme, mi-machine.
À travers l’éclosion de J-Horror qu’a connu l’occident dans les années 90, on retrouvait la bête noire Tetsuo: The Iron Man, qui ne cadrait résolument pas avec les propositions spectrales et chevelues classiques du cinéma asiatique à l’époque. L’expérimentation emblématique du mouvement cyberpunk avait, à l’époque, mis le nom de Shinya Tsukamoto sur la mappemonde et s’est depuis hissée au sommet du cinéma subversif. Si le film puise son inspiration de l’expressionnisme allemand et du manga, il fusionne les genres (comme ses personnages) pour créer une signature qui lui est propre et ne ressemble à rien d’autre. Malgré l’étroitesse du budget et des conditions difficiles — la totalité de l’équipe technique aurait déserté pendant ce tournage interminable — le court long-métrage de 67 minutes s’avère ingénieux au niveau des maquillages et de ses séquences en stop motion. Outre ces scènes qui impressionnent encore aujourd’hui, le travail de la bande-son, recréée entièrement en post-production (comme pour les premiers films du cinéastes tournés en 16 et 35 mm), est fastidieux et ajoute au surréalisme, tandis que la trame sonore industrielle de Chu Ishikawa, devenue depuis iconique, rend affreusement bien le cauchemar chaotique mécanique.
Tetsuo II: Body Hammer (1992): l’homme devient la machine
Un homme injecté par une drogue expérimentale lors de l’enlèvement de son fils se voit maintenant en machine à tuer sous l’emprise de sa colère. Il découvrira lors de sa chasse avec le groupe de rebelles qu’il possédait l’étrange pouvoir depuis beaucoup plus longtemps.
Suite au succès (surprise) de Tetsuo, Tsukamoto aurait bien pu nous offrir avec cette suite une banale relecture de son film culte avec de meilleurs moyens; il en est tout autrement. Dans Tetsuo II: Body Hammer, l’industrialisation et la ville se transforment avec des lignes droites et aseptisées, caractéristiques de l’architecture urbaine de l’époque, et le cinéaste expérimente maintenant également avec la couleur pour contribuer à l’atmosphère froide des décors. L’homme prouve une fois de plus son génie pour les effets spéciaux, notamment lors d’une scène à la chestburster, qui n’a rien à envier au Alien de Scott. Même si l’effet surprise est moins au rendez-vous, le réalisateur réussit à approfondir son propos et l’amener vers une nouvelle direction avec cette suite, tout en conservant l’éclair de génie de son prédécesseur.
Tokyo Fist (1995): au coeur de la douleur
La vie d’un vendeur d’assurances bascule lorsqu’un ami de jeunesse, adepte de la boxe, avec qui il renoue, s’éprend de sa fiancée. L’homme d’affaires débutera alors un entraînement ardu pour ainsi espérer vaincre son rival.
Tsukamoto renoue avec ses thèmes de prédilection de la ville et des comportements humains dans une histoire tortueuse qui délaisse maintenant la science-fiction. Le cinéaste expérimente encore davantage avec le montage, qui devient ici plus hermétique et confus, et teinte une fois de plus ses décors urbains dans un bleu d’une froideur austère, contrasté avec une palette orangée. Les dialogues prennent maintenant plus d’importance dans le projet qui, ironiquement, oppose à l’écran les deux frères Tsukamoto, éloignés depuis longtemps, tout comme les protagonistes du film. Le scénario s’inspire d’ailleurs de la passion de Kôji Tsukamoto pour la boxe. C’est toutefois Hizuru (convaincante Kaori Fujii) qui se retrouve au coeur des tribulations des deux hommes; un personnage intrigant, dépeint comme une femme forte et complexe, à la fois prisonnière de ses relations et indépendante, et pour qui le sens de l’existence échappe complètement à ses deux amoureux. Tokyo Fist donne un nouveau sens à l’expression «aller au bout de soi-même».
Bullet Ballet (1998): la danse de la violence
Après que sa petite amie se soit tuée d’une balle dans la tête, un cinéaste tente de comprendre le geste désespéré en explorant l’univers criminel de Tokyo et devient obsédé à l’idée de se procurer une arme à feu — objet mythique, difficilement trouvable au Japon — pour peut-être également mettre fin à ses jours.
À travers cet univers de gang de rue rempli d’affrontements explosifs, Tsukamoto réussit à développer une poésie pourtant plutôt touchante, notamment entre ses personnages principaux, l’amoureux endeuillé (Tsukamoto) et la membre d’un dangereux clan punk (Kirina Mano). Ces moments contrastent avec, une fois de plus, un montage saccadé en plus d’un caméra survoltée qui ne se pose pratiquement jamais jusqu’au tout dernier acte, mettant tout deux en valeur l’anarchie de l’environnement. La cinématographie signe un retour au noir et blanc qui met en relief la texture des ruelles humides et crades ainsi que celles des costumes de cuir ennemis pour une expérience encore une fois plutôt sensorielle.
A Snake of June (2002): du subversif à l’érotisme
Une femme timide qui explore secrètement sa sexualité se voit contraint d’exhiber ses fantasmes au grand jour alors qu’un homme obsédé, qui l’observe à distance, la fait chanter avec des clichés compromettant d’elle.
Malgré sa palette monochrome bleue (on aura deviné la couleur préférée de l’homme jusqu’ici), le cinéaste nous offre avec A Snake of June le film le plus chaud et le plus sulfureux de sa filmographie. Sa caméra se pose maintenant sur ses sujets — en l’occurrence l’actrice Asuka Kurosawa, qui offre des performances physiques et émotives littéralement à couper le souffle — et prend le temps de développer ses images magnifiques, complètement trempées en ce mois de juin excessivement pluvieux, saison de prédilection de l’auteur. Les sujets des fétichismes et des désirs refoulés auraient pu, entre de mauvaises mains, devenir vulgaires et machistes, mais s’avèrent une fois de plus poétiques entre celles de Tsukamoto. Sa caméra, pourtant très voyeuse, ne franchit jamais les limites du bon goût et nous offre des scènes anthologiques du cinéma érotique. C’est au profit de Rinko, un personnage féminin profond qui trouve sa rédemption en prenant contrôle de sa sexualité.
Vital (2004): dissection de l’homme
Un étudiant en médecine se réveille amnésique suite à un grave accident de la route et tente de reconstruire les morceaux manquants de son passé tout en reprenant ses études. Il découvre bientôt que le cadavre qui lui a été attribué à disséquer en classe d’anatomie lui est familier.
Le scénario tordu s’inscrit à merveille dans le parcours body horror expérimental du cinéaste. Si Vital nous offre des effets pratiques réalistes saisissants au fur et à mesure que le fameux corps se voit dépecé, l’horreur du film ne se joue toutefois pas du côté du gore, mais bien au niveau psychologique en explorant les thèmes récurants sur l’identité. L’idée de «l’autre monde» que notre protagoniste visite est intéressante, mais certains effets à la réalisation passent moins l’épreuve du temps et le montage n’arrive pas à rendre justice à l’ensemble. Le personnage de la camarade se classe Ikumi paraît également plus accessoire, particulièrement après l’exploration de A Snake of June. Le compositeur Chu Ishikawa, collaborateur récurent de Tsukamoto, signe toutefois ici l’une de ses plus belles trames sonores.
Kotoko (2011): l’amour inconditionnel d’une mère
Une femme monoparentale souffrant d’hallucinations et de dépression rencontre un homme qui tente lui venir en aide, alors que son enfant lui est retiré par le service de protection de la jeunesse.
Personne n’est vraiment prêt pour la claque Kotoko. Avec cette histoire de mère inapte à s’occuper de son enfant, Tsukamoto joue constamment avec nos nerfs en alternant les scènes tantôt dangereuses, tantôt touchantes, et nous fait littéralement sombrer dans la folie de son personnage. L’actrice et chanteuse pop Cocco, qui signe également l’histoire originale du film, y livre une performance ahurissante à cet effet. La caméra, toujours voyeuse et qui opère à l’image de celle d’un documentaire, nous présente la femme dans des moments de vulnérabilité étonnants, notamment lors d’une visite chez sa soeur pour voir son enfant qu’on lui a retiré. Il en va de même pour Tsukamoto, qui livre probablement la performance la plus juste de sa carrière. L’oeuvre se présente pour cinéphiles avertis uniquement; il s’agit bien là de la proposition la plus transgressive du cinéaste. C’est que l’homme finit par en montrer beaucoup et probablement davantage que le spectateur aurait voulu en voir, mais prouve par le fait même, plus de vingt ans après le début de sa carrière, que son cinéma demeure toujours sans compromis.
Killing (2018): un hommage non traditionnel
Un jeune ronin voit son code d’honneur bouleversé lorsqu’il doit choisir entre suivre un plus vieux samouraï apparu récemment dans son village qui l’a recruté dans le but de combattre du côté du shogun, ou venger la famille qui l’héberge, victime d’une terrible tragédie.
Qui eut cru que Tsukamoto nous offrirait au cours de sa carrière un film de samouraïs? Ce dernier titre du coffret nous présente la toute dernière production de l’homme à ce jour, qui réussit, malgré toutes les conventions, à déconstruire le genre auquel il rend hommage et le mettre à son image. Comme avec ses précédentes productions, la violence est frontale — on assiste entre autres à une scène de vengeance déchirante et excessivement sanglante — et les personnages sont habités d’une profonde dualité, procurant à l’ensemble une délicieuse ironie. Le phénomène est également à l’image de cette finale décevante, où la frontière entre le bien et le mal en ressort encore plus brouillée qu’auparavant. C’est cette zone grise qui fascine toujours autant dans l’oeuvre de l’homme.
Le coffret inclut également le disjoncté court The Adventure of Denchu-Kozo de 1987, où un garçon muni d’un pylône électrique dans le dos et une femme venue du futur s’unissent pour combattre une horde de vampires. Le film explore dans un style manga et avec beaucoup d’humour des idées et techniques qui seront approfondies dans le plus sérieux Tetsuo: The Iron Man. On retrouve aussi le moyen-métrage Haze, originalement commissionné pour le programme de courts du Jeonju International Film Festival de Corée du Sud en 2005, avec une durée de 24 minutes, présenté exclusivement dans sa version plus longue et complète de 49 minutes. Ici, Tsukamoto explore l’espace et la claustrophobie de manière cauchemardesque lorsqu’un homme se réveille dans un long couloir sombre et cherche la sortie en subissant une série d’épreuves douloureuses. Pensez à une version surréaliste et beaucoup plus stylisée de Saw, qui nous laisse sur une finale ouverte encore plus percutante. Certaines idées au niveau des visuels seront également reprises avec beaucoup d’impact dans Nightmare Detective l’année suivante.
Visions du futur
Avec Solid Metal Nightmares – The Films of Tsukamoto, Arrow Video nous offre enfin la remastérisation à laquelle l’oeuvre du cinéaste a droit. Du moins, une partie de son oeuvre. Le résultat est surtout appréciable dans le cas de ses premiers films. Tetsuo: The Iron Man, par exemple, n’a jamais été présenté de manière aussi reluisante. Le transfert est intact et surtout, garde son grain et certaines de ces poussières appréciables, voire nécessaires, dans ce cas. Évidemment, jamais l’édition DVD de 2005 de Tartan Video ou pire, celle de Image Entertainment en 1998, n’ont été en mesure de présenter un contraste aussi éclatant avec le noir et blanc du film. On découvre littéralement Tetsuo à nouveau et dans son format d’origine.
Même si on se réjouit de la sélection complète remise à niveau, pour les collectionneurs complétistes, Gemini de 1999 demeure le grand absent du coffret. Le titre est en effet passé aux mains de Mondo Macabro en format Blu-ray, offert lui aussi plus tôt cette année. Les deux volets du slasher surnaturel Nightmare Detective ainsi que le dernier Tetsuo: The Bullet Man de la trilogie auraient également pu former une collection ultime de l’oeuvre du maître, mais nous font secrètement rêver à un éventuel «Volume II», qui inclurait également Hiruko the Goblin. Espérons qu’Arrow lira ces lignes!
Les suppléments nous présentent une tonne de documents intéressants, à commencer par An Assault on the Senses de l’expert en cinéma japonais Jesper Sharp, qui résume de manière académique et en quelques minutes la carrière de l’homme. Si vous n’avez pas déjà vu tous les films, gardez-vous toutefois cet essai plutôt révélateur pour la fin. Les fans de commentaires audio pourront aussi écouter l’expert en cinéma japonais Tom Mes disséquer les dix films du coffret, en plus d’entrevues d’archives de Shinya Tsukamoto — qui nous rappelle que sa démarche est souvent essentiellement instinctive et que la suranalyse s’avère donc parfois inutile — et d’une panoplie de documents en coulisses. La pièce de résistance, difficilement filmée, se retrouve sur le dernier disque où le cinéaste offre à Arrow une entrevue exclusive, tournée en début d’année, sur l’ensemble de son oeuvre. Finalement, Sharp, la rédactrice en chef du magazine Diabolique Kat Ellinger et le journaliste Mark Schilling (The Japan Times, Variety) signent les courts essais du livret de collection illustré inclus, qui offrent (à l’exception des commentaires audio évidemment), les analyses les plus exhaustives de l’oeuvre présentée.
Solid Metal Nightmares – The Films of Tsukamoto est un magnifique cadeau qu’Arrow offre aux fans de Shinya Tsukamoto, qui célébrait justement ses 60 ans cette année. Il s’agit littéralement d’un des essentiels de l’année que connaisseurs et néophytes se doivent d’ajouter à leur collection.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.