C’est classique: chaque nouvel outil technologique amène son lot d’inquiétudes face aux changements qu’il engendrera inévitablement, avant que l’eau ne coule sous les ponts et qu’on réussisse à l’utiliser à bon escient, avec parcimonie et discernement. Quant à l’intelligence artificielle (ou AI, pour faire court), elle fait en effet beaucoup parler et ce, depuis un moment déjà. D’abord, parce qu’elle fait peur cette idée qu’un organisme synthétique puisse se retourner contre son créateur, en plus d’avoir été un véritable moteur en fiction et dans le cinéma de genre. D’Isaac Asimov et Philip K. Dick à Steven Spielberg et Ridley Scott, en passant par Terminator et autres M3gan, les variations sont légion.
On sait tous·tes ce qui s’est passé lors des différentes révolutions industrielles. C’est pourquoi nombreux sont les créateurs et créatrices qui ont peur d’être carrément remplacés par des «machines». Or, aujourd’hui, dans la vraie vie, l’AI s’est déjà infiltrée/intégrée (insidieusement oui) dans notre quotidien, tant au niveau des outils qu’on utilise et des sites web qu’on fréquente (les publicités ciblées), que sur les multiples plateformes auxquelles nous sommes abonnés (les recommandations qu’on cesse de nous pousser). Au niveau des arts graphiques, on parle évidemment des avancées de Photoshop ou de nouveaux venus comme MidJourney.
C’est justement en expérimentant avec ce dernier que sont nés les visuels de Terror in the Ailien Realms: Transdimensional Horror Movie Posters & Their Film Reviews, que vient de lancer pendant Fantasia l’artiste pluridisciplinaire Pat Tremblay (réalisateur, monteur, artiste visuel, musicien…). Un magnifique bouquin qui est à placer dans une case à part. Non seulement pour sa portion graphique mais aussi pour l’impressionnante brochette de collaborateurs qui y participe. Mais qu’est-ce que cet OVNI?
Meta dans son approche, l’œuvre oppose de fort belle façon un médium vieux comme le monde (le livre) aux technologies de pointe. À l’aide du programme d’AI MidJourney (auquel il a fourni des descriptions très spécifiques), l’instigateur du projet a d’abord créé une foule de visuels se voulant des fausses affiches de films de genre, avant d’en sélectionner cinquante et de les retoucher un peu avec Photoshop (en particulier au niveau des titres). Ensuite, il les a proposés à ses collaborateurs, tous issus, comme lui, de la famille élargie de Fantasia, afin qu’ils choisissent le visuel le plus inspirant à leurs yeux. Finalement, en se basant sur l’image seulement, les collaborateurs·trices devaient rédiger une critique fictive ultra-détaillée, incluant non seulement le synopsis mais aussi tout plein d’information fabulée (ex.: l’année de sortie du faux-film, son équipe technique, sa distribution, sa genèse, son tournage, sa réception, etc.).
Mettant en vedette
Si le résultat graphique étonne (par la beauté des images générées via la susmentionnée entité numérique), leur contrepartie écrite fait souvent sourire, les collaborateurs·trices ayant globalement livré des textes fort inspirés. Et quelle belle brochette de collaborateurs Tremblay a réussi à intéresser!
Évidemment, on retrouve bon nombre de réalisateurs·trices, incluant plusieurs ami·e·s du festival Fantasia, tel que George Mihalka (My Bloody Valentine), Gary Sherman (Raw Meat, Dead and Buried), Dave Alexander (Untold Horror), Gigi Saul Guerrero (Culture Shock), Justin McConnell (Clapboard Jungle), Rob Cotterill (Possessor,The Lighthouse), Elza Kephart (Slaxx), Simon Rumley (Fashionista), Éric Falardeau (Thanatomorphose), Karim Hussain (Subconcious Cruelty; DOP attitré de Brandon Cronenberg) et son vieux compère Mitch Davis, de même que les ex-collègues de ce dernier, Philippe Spurrell (Cinéclub Film Society) et Simon Laperrière.
Également au générique de Terror in the Ailien Realms, figurent entre autres le réalisateur Vincenzo Natali (Cube, Splice, In the Tall Grass) et le bédéiste Stephen R. Bissette (Swamp Thing, Taboo), de même que les acteurs Jay Baruchel (Goon, RoboCop 2014, Cosmopolis) et Graham Skipper (VFW, Re-Animator: The Musical, Suitable Flesh). Au rayon journalistes-auteurs, se trouvent Michael Gingold (Fangoria, Rue Morgue, Ad Nauseam), Tim Lucas (Video Watchdog, Mario Bava: All the Colors of the Dark) et Alan Jones (Starburst, Cinefantastique). Et plusieurs autres passionné·e·s de cinéma de genre, qui se sont prêté au jeu afin de contribuer au beau projet de Tremblay, qui signe également un texte.
Au niveau prémisses, si quelques-un·e·s s’enlisent un peu trop profondément dans la matrice (lire: empêtrés dans des délires sci-fi débordant d’AI), bon nombre de textes sont ultra-divertissants et créatifs. En vrac, on a adoré celles de Jones (inspiré de son amour pour le giA.I.llo, se jouant des clichés du genre), Cotterill (mixant les origines de 12 Monkeys au thématiques chères à Svankmajer et Lovecraft), Rumley (un found footage quasi video nasty, mixant Rosemary’s Baby et du poil de primates dans un bien relevé curry… miam!) et Lucas (un Zulawski jazzy, avec des références aussi pointues que lucides, de Funko à Blade Runner, en passant par Tilda Swinton et Bowie).
On a pris également beaucoup de plaisir à lire les textes de Guerrero (en mode autobiographique, quelque part entre Near Dark et From Dusk Till Dawn) et de Joel Potrykus (le dernier film visionné par Cobain avant de se flinguer, Green Room rencontre Motel Hell). En local, on a beaucoup aimé ceux de Spurrell (ou KISS Meets the Vampires on the Plane!), Kephart (comme si un Lewis Carrol andalou sous opiacés s’était intéressé à l’occulte) et Falardeau (un trip de cinéphile aimant le transgressif, que ne détesterait clairement pas Cronenberg), entre autres.
Lectures diaboliques
Un vendredi soir de Fantasia, pour l’événement de lancement de Terror in the Ailien Realms, une bonne cinquantaine de personnes se sont rendus au McKibbin’s, ce pub irlandais de la rue Bishop, qui est devenu en quelque sorte le non-officiel quartier général du festival. Pour dédicacer le magnifique ouvrage, une quinzaine d’auteurs étaient présents, alors que la plupart ont pu lire leurs textes devant public. Malgré une climatisation déficiente — donc suintante — et une sonorisation plutôt faiblarde, la soirée a été franchement agréable, en particulier pour les cinéphiles collectionneurs.
Et que dire du livre lui-même, que Tremblay a par ailleurs autopublié à compte d’auteur. Le bouquin est de dimension table-à-café, sa couverture rigide, de couleur noire (mat) et embossée, avec de nobles motifs (dorés) qui magnifient l’illustration centrale (une bouche charnelle, mutante et ensanglantée). En prime, la tranche du livre est d’un rouge sang parfaitement assorti. Bref, un fort bel objet qui ravira les fétichistes du média physique.
Après l’intro de Tremblay, Gingold avait l’honneur d’ouvrir la soirée, avec son texte mettant en vedette une sorte de requin-clown meurtrier. L’auteur de Shark Movie Mania (2017) était comme un poisson dans l’eau. Avec sa prémisse débordant de sang CGI et référençant le cultissime Maniac (1980), on a facilement imaginé un faux-film ultra divertissant. Le couple de réalisateurs Chris Bavota et Lee Paula Springer (Dead Dicks) ont bien fait rire avec la lecture de leur prémisse qui ressemblait à une version Asylum de Dune, avec des chameaux mutants de l’espace dans le multivers de l’omniscient, mystérieux et pluriel Gattwed! Le couple semble réellement avoir pris leur pied à imaginer la folle histoire de cet impossible nanar.
Le sympathique trio formé de Justin Benson, Aaron Moorhead et David Lawson Jr. (Synchronic, Something in the Dirt) étaient aussi de la partie. Le premier y est allé à fond dans l’AI (même s’il aurait rédigé pas moins de 27 versions avant d’enfin comprendre le concept, ouf!), le second a avoué avoir vu d’étranges similitudes avec son texte APRÈS avoir visionné Skinamakink, alors que le dernier, qui se disait (déjà) pompette, et regrettait d’avoir imaginé trop de noms imprononçables (en plus d’être intimidé par Sherman, qui était assis juste en avant de lui).
Chimères et autres icônes légendaires
Lorsque son tour fut venu, animé de son enthousiasme légendaire, le directeur artistique de Fantasia nous a fait du classique Mitch Davis, soit — en bon français — un bon gros délire bat-shit-crazy. Son trip psychotropique en CHSLD était quelque part entre One Flew Over the Cuckoo’s Nest et Harold and Maude (pas vraiment). Comme si Corman avait produit une sorte de refonte gonzo de Cocoon en mode body horror. Genre. Ce fut la lecture qui a suscité le plus de réactions du public, leurs éclats de rires étant aussi bruyants qu’abondants.
Quant à Mihalka, le réalisateur de La Florida (!) est lui aussi un fan de Zulawski, dont le puissant film culte qu’est Possession lui a servi de point de départ, afin de construire le dynamique récit de ce qui serait, selon lui, un magnifique nanar. S’y côtoient batraciens, morts-vivants et autres créatures mythiques, entre deux références à des classiques post-apo’ et d’anticipation. On remercie Tremblay de lui avoir prêté ses lunettes, sans quoi Mihalka n’aurait pu lire son excellent texte.
Avec cette fausse affiche rappelant quelques classique fantômatiques, Sherman a pondu un texte plutôt gothique, en y insufflant un amour des effets pratiques et différentes techniques cinématographiques, comme seul un réalisateur peut si joliment l’exprimer. De sa voix douce, chaude et calme, le vénérable réalisateur (qui célèbrera ses 78 ans à la fin du mois) a visiblement pris beaucoup de plaisir à participer au singulier happening. Il a aussi avoué avoir utilisé ChatGPT pour la rédaction de son texte, une fort belle idée totalement en phase avec le concept.
Finalement, c’était Alexander qui devait fermer la lecture de Terror in the Ailien Realms avant la séance de signature. Il s’est fendu d’une désopilante et super geek suite d’Halloween III, qu’un fan fini aurait tourné en Europe de l’Est 40 ans plus tard. On y retrouve le jingle de Silver Shamrock en kletzmer, une démoniaque App à la TikTok et une finale qui ferait pâlir d’envie Spielberg lui-même. Très fun!
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Bref, il faut le voir (et le lire) pour le croire et c’est ici que ça se passe.
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