Il arrive parfois qu’un éditeur sorte un coffret qui comprenne une trilogie, alors que les plus zélés peuvent faire paraître une série de cinq ou six films. En 2020, Shout Factory offrait un coffret Friday The 13th: douze films, dans un bel objet de carton rigide. Les fans étaient bien contents et impressionnés. Eh bien, Severin Films a fait paraître l’été dernier un coffret qui en contient plus du double, et pas de machette ou de masques de hockey à l’horizon. Au menu: érotisme, violence, et voyage autour du monde! Il s’agit de la série Black Emanuelle.
Black Emmanuelle, c’est quoi?
La genèse des Black Emanuelle en est une très intéressante. Tout commence en 1974 avec un petit film intitulé Emmanuelle, mettant en vedette Sylvia Crystel, du réalisateur Just Jeackin (lisez ce nom très vite et les fins connaisseurs de la langue de Shakespeare auront un petit rire garanti).
Le film, basé sur les supposés écrits d’Emmanuelle Arsan (finalement, il s’agirait en fait des écrits de son mari Jacques Rollet-Andrian), une actrice mariée à un diplomate qui s’est fait connaître pour son roman soi-disant autobiographique racontant ses voyages et l’exploration épicurienne de sa sexualité. Emmanuelle, le film qui adapte en quelque sorte le récit, fait un carton au box-office et devient un bon exemple de l’apparition du porno chic: essentiellement un film de coquin qu’on peut aller voir avec sa compagne, et ce dignement, sans se cacher. Un bon vieux film polisson comme il en passait souvent à feu Bleu nuit (les vrais connaissent) et où on trouve beaucoup de minouchages et de grivoiserie pas bien bien méchants.
Le film entrainera une pléthore de suites plus ou moins connectées: sept au total. Plus encore, Emmanuelle créera une réelle révolution dans le monde du cinéma et avec elle des produits dérivés: un jeu vidéo, une série télé Emanuelle in Space, des parodies et même une expression japonaise! En effet, au Japon, les films ont donné naissance à l’expression «emanieru suru», qui se traduit par «faire Emanuelle» ou plus précisément «avoir une relation extra-conjugale extravagante de manière décontractée».
Les Italiens ont tendance à renifler les bonnes affaires. Que ce soit les films de zombies crasseux, les films postapocalyptiques fauchés ou les Conan le barbare à saveur de parmesan, ils sont les champions de la réinterprétation. Certains parlent de copies, d’autres parlent plutôt de transcendances tellement les relectures italiennes sont extraordinaires. Sentant l’argent et l’intérêt du public, le réalisateur Bitto Albertini propose un Emmanuelle à la sauce tomate. La recette bien simple: Emmanuelle est maintenant une femme de couleur, et pour éviter les embêtements de droits d’auteurs et de plagiats, on enlève un M à son nom. Emmanuelle devient donc Black Emanuelle. Histoire de brouiller les pistes encore plus, pour le rôle on choisit la sculpturale Laura Gemser, qu’on avait déjà vu dans Emmanuelle 2 (deux M, cette fois!) en tant que masseuse sensuelle. Les Emanuelle italiens mélangent films mondo, érotiques et d’aventures aux modes cinématographiques du moment pour proposer des films bien gras et copieux qui peuvent parfois provoquer de légères indigestions.
Chez Horreur Québec, on a peu l’habitude de parler de films polissons. On se concentre sur l’horreur, mais parfois, on se permet de faire exceptions. La série des Black Emanuelle, bien que foncièrement coquine et érotique, fait bien quelques incursions dans le monde de l’horreur.
Le coffret que nous offre Severin est immense et en faire une critique exhaustive serait une tâche colossale. En effet, The Sensual World of Black Emanuelle comprend treize disques Blu-ray, vingt-quatre films, deux disques compacts contenant des trames sonores, une pléthore de supplément (plus de quarante heures de contenu!). Donc, pour rester dans notre mandat, nous décidons de nous concentrer sur les chapitres de cette saga qui trempe dans l’horreur. Et qui de mieux pour nous proposer cet étrange mélange érotico-horrifique que ce bon vieux Joe D’Amato?
En effet, le cinéaste est celui qui se rapproche le plus des propositions horrifiques avec ses volets de la série. Ce crapoteux de Joe a en effet tendance à mélanger érotisme et horreur (Porno Holocaust, Beyond the Darkness, Caligula: The Untold Story et bien d’autres), pour notre plus grand plaisir. Avec ses volets de la série des Black Emanuelle, il tentera donc de faire un petit mélange d’Éros et Thanatos, en nous attaquant de scènes érotiques osées puis de violences barbares.
Emanuelle in America
Emanuelle tente de percer à jour un réseau de production de films snuff. Nudité et softcore à gogo, Emanuelle in America nous amadoue de doux moments érotiques avant de nous balancer à la gueule de la bestialité et de la violence insoutenable (sérieusement, c’est assez intense!). Ce mélange étrange, bien que réussi, donne au film une atmosphère de rêve fiévreux. Le tout est sublimé par sa structure étrange et erratique, qui nous fait embarquer dans une quête de vérité.
La nouvelle restauration de Severin ressemble beaucoup à celle que Mondo Macabro nous proposait il y a quelques années. Certains des extras disponibles à l’époque se retrouvent à nouveau ici, comme l’excellent documentaire Joe D’Amato Totally Uncut: Erotic Experience. Du côté des nouveautés, on trouve un commentaire audio de la toujours intéressante Kat Ellinger (co-animatrice du podcast Daughters of Darkness en compagnie de Samm Deighan), des entrevues avec les acteurs Lars Bloch et Maria Piera Regoli, le directeur artistique Marco Dentici, le célèbre Giannetto de Rossi, qui s’occupait des effets spéciaux du film, et bien d’autres. Vraiment, les suppléments sur ce disque sont conséquents!
Emanuelle Around the World
Emanuelle fait un petit tour du monde en passant par l’Inde, le Moyen-Orient et Hong Kong. Au menu: torture, viol canin (oui, oui!) et autres horreurs grotesques. Severin nous propose pour la première fois une restauration de la version non censurée. Histoire de mettre cet élément en perspective, la version coupée est de 88 minutes et celle intacte est de 101 minutes. Et ce petit 13 minutes se révèle très très juteux et odieux! La restauration nous permet d’observer tous les détails titillants et ceux moins glorieux de l’image. Nous pouvons donc enfin profiter à 100% de ce volet très divertissant de la série.
Du côté des extras, Stephan Thrower (auteurs des incontournables Nightmare Usa, Beyond Terror: The Films of Lucio Fulci et les deux volumes Murderous Passions: The Delirious Cinema of Jesús Franco) lance le bal avec un essai vidéo fascinant et l’acteur Luigi Montefiori (alias George Eastman) et Gianni Macchia sont également en entrevue. Pour clore le tout, un retrouve un court documentaire sur l’actrice Karin Schubert, réalisé par Kier-La Janisse, Stephen Broomer et Jean-Luc Marret.
Emanuelle and the Last Cannibals
D’Amato en grand chef culinaire aime les mélanges. Érotisme et horreur c’est bien, mais que dire d’un amalgame d’érotisme et de cannibales tout droit sortis d’un film de Ruggero Deodato? Il fallait y penser! Emanuelle part cette fois dans une jungle lointaine pour dénicher les derniers cannibales. Flattage de minous, éviscérations, petits bisous dans le cou et repas à base d’intestins humains sont à prévoir, de quoi passer de l’excitation polissonne à un dégoût bien mérité.
Ce volet des folles aventures d’Emanuelle avait déjà été restauré par Severin jadis. Le distributeur a tout de même perfectionné la restauration en corrigeant encore un peu les couleurs. Stephen Thrower est à la barre du commentaire audio cette fois. Pour les autres extras, on compte un documentaire sur le compositeur Nico Fidenco, qui s’occupe des trames sonores des Emanuelle de Joe D’Amato, une entrevue avec les acteurs Donald O’Brian, AnnaMaria Clementi et une autre avec Monica Zanchi.
Et Bruno Mattei dans tout cela?
L’infâme Bruno Mattei a lui aussi participé aux aventures d’Emanuelle. Après avoir fait le tour du monde, Emanuelle visitera le monde carcéral dans deux volets. Rattaché aux films dits W.I.P. (Women in Prison), Mattei ne lésine pas sur les odieuses dégueulasseries: batailles de caca, rats dévorant de pauvres prisonnières et viols à tout va. Accompagnant la pauvre Laura Gemser dans ces deux mésaventures, deux autres récidivistes du monde de l’exploitation: Franca Stoppi (qu’on a pu voir dans Beyond the Darkness et The Other Hell) et la délicieuse Lorraine De Selle (Cannibal Ferox et The Last House on the Edge of the Park).
Emanuelle in Prison (ou Women’s Prison Massacre) et Violence in a Women’s Prison sont deux volets particulièrement sordides et crapuleux. Les restaurations sont efficaces et le changement d’environnement vient rafraîchir la série, même si les petits rongeurs et autres abjections en font partie! Annie Choi de Bleeding Skull et l’éditeur Perri Pivovar (Requiem for a Dream) s’occupent ici du commentaire audio. Le composeur Luigi Ceccarelli, l’acteur Pietro Angelo Pozzato et le producteur Roberto Di Girolamo sont aussi en entrevue. Puis, un essai vidéo de la critique Rachael Nisbet sur l’actrice Franca Stoppi est également à voir.
Beau comme un cœur
The Sensual World of Black Emanuelle est tout simplement un bel objet. Vous invitez la famille pour un souper estival, vous avez en votre possession un excellent centre de table qui fera discuter grand-mère et les petits neveux! Conçu par Luke Insect, le coffret est solide et élégant. Severin offre une pléthore de bonus, commentaires audio, essais vidéo, entrevues avec les divers participants des films et des versions alternatives des films. D’excellents documentaires portant sur Joe D’Amato (Inferno Rosso: Joe D’Amato on the Road of Excess) et un autre sur Gabriele Tinti (le mari de Laura Gemser) sont aussi présents. Si le visionnement exhaustif de tous ces films et contenus supplémentaires vous a fatigué, n’ayez crainte: Looking Good, un vidéo d’entrainement aérobique, mené par Gemser, est proposé. Sentant le fixatif et les années 80 à plein nez, vous pourrez vous remettre en forme avec la belle Laura, qui a, pour l’occasion, enfilé ses plus beaux suits de spandex! Puis, du côté sonore, nous avons droit à deux disques contenant l’envoutante musique des films.
Pour clore le tout, un livre de 350 pages, illustré par l’artiste Kim Thompson et édité par Kier-La Janisse, accompagne le coffret. Le livre fait appel à un panel très varié de collaborateurs: Dr. Kevin John Bozelka (enseignant érudit d’études queer et de musique), Alexandra Heller-Nicholas (autrice des excellents Rape-Revenge Films: A Critical Study et The Giallo Canvas: Art, Excess and Horror Cinema) et plusieurs autres. On retient le très intéressant article sur la représentation des reporteuses intrépides dans le monde du cinéma proposé par Janisse avec Perils of Our Girl Reporters, From Torchy Blane To Black Emanuelle ainsi que l’article d’Erin Wiegand, Man Too Can be Hunted, qui contextualise Emanuelle et les derniers cannibales dans le portrait des films de cannibales italiens des années 80. Une très longue entrevue avec Laura Gemser datant de 1996 y a été retranscrite ainsi que plusieurs critiques d’époque des films. Honnêtement, ce livre aurait été vendu seul et nous aurions tout de même été de joyeux campeurs!
Le simple fait qu’un éditeur propose avec The Sensual World of Black Emanuelle un coffret de 24 films d’exploitation du genre est un véritable cadeau des dieux. Le travail de Kier-La Janisse et de son équipe a été colossal et est impressionnant, on en ressent l’amour et la passion lorsqu’on parcourt le projet. Il faut comprendre que la série en est une qui met de l’avant une femme de couleur en tant qu’héroïne, ce qui n’est pas chose commune. Bien que le tout n’est pas toujours nécessairement un véhicule féministe solide et distingué, il s’agit tout de même d’un important objet vidéoludique qui nous est remis à neuf pour en faire profiter la nouvelle génération, et ça, dans notre livre, c’est une très bonne chose.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.