Véritable référence du cinéma de genre franco-belge, Calvaire a marqué les esprits dès sa sortie en 2005. Près de vingt ans après nous avoir traumatisés, le premier long métrage de Fabrice du Welz reçoit un traitement enfin digne de sa qualité et son influence grâce à Yellow Veil Pictures. La compagnie de distribution lance effectivement une version remastérisée en HD, qui a été projetée dans quelques salles des États-Unis et du Canada, maintenant disponible sur les plateformes numériques. Un Blu-ray de collection suivra sous peu.
À sa sortie après 3 ans de préparation et 35 jours de tournage, Calvaire avait séduit les festivaliers et s’était illustré avec le prix du Meilleur film fantastique européen au Festival du film fantastique d’Amsterdam, les Prix de la critique internationale, du jury et Première au festival Fantastic’Arts (Gérardmer) et une sélection lors la Semaine de la critique du festival de Cannes. Une réception critique mitigée et une sortie en salles timide ne lui avaient toutefois pas accordé le succès escompté. Peut-être serait-il tombé dans l’oubli s’il n’était pas paru alors que la New French Extremity battait son plein. Ce courant, qui chevauche la fin du vingtième siècle et le début du vingt et unième, compte des œuvres transgressives comme Haute Tension (Alexandre Aja, 2003), Twentynine Palms (Bruno Dumont, 2003), Martyrs (Pascal Laugier, 2008) et Irréversible (Gaspar Noé, 2002) qui ont comme dénominateur commun une représentation crue et cruelle du sexe et de la violence (et, par extension, du viol et du meurtre). Associé au body horror et même à la torture porn à cause de sa tendance à repousser les limites du corps, ce cinéma d’auteur artaudien cherche à créer une expérience de visionnement impitoyable qui enchaîne sans répit les émotions et réactions extrêmes. Avec Calvaire, premier volet de la trilogie des Ardennes de Du Welz, c’est pari réussi.
Le texte qui suit a pour but de souligner la valeur de cet inoubliable drame horrifique tout en en proposant une analyse. Attention aux divulgâcheurs!
Marc Stevens (Laurent Lucas, Grave) vit de son art, la chanson. Chanceux? Peut-être, mais, pour le glamour, on repassera. Reste que ses fans l’adorent: les vieilles dames des résidences où il se donne en spectacle le dévorent des yeux et vont jusqu’à lui faire des avances. En route vers un gala de Noël dans le sud du pays, sa camionnette rend l’âme et il trouve refuge chez un aubergiste, Bartel (Jackie Berroyer, Riens du tout), un ancien humoriste heureux de rencontrer un autre artiste, qui offre de réparer lui-même le moteur. Évidemment c’est un piège: Bartel a tôt fait de détruire le véhicule et de kidnapper Stevens, qu’il habille, humilie et (mal)traite comme s’il s’agissait de son épouse enfin de retour au bercail, allant même jusqu’à le crucifier.
Pis encore, cette confusion n’est pas que le simple produit de l’imagination de Bartel, mais plutôt d’un délire partagé. Les villageois, tous aussi convaincus du retour de Gloria, la convoitent, et leur désir se culmine en un assaut collectif menant à la mort de l’aubergiste et au viol du chanteur (par un personnage incarné par nul autre que Joe Prestia, le violeur d’Irréversible). Après s’être échappé, ce dernier est pourchassé par un villageois (Philippe Nahon, Seul contre tous, Irréversible, Haute tension) qui tombe dans un marais. Il s’y enfonce en le suppliant: «Dis-moi que tu m’as aimé». «Je t’ai aimé», lui murmure Stevens avant qu’il disparaisse sous la boue. A-t-il agi par pitié? Par pardon? Est-il maintenant lui aussi convaincu d’être Gloria? Le générique roule. On ne saura jamais.
L’étalonnage ayant été retravaillé pour atténuer les jaunes et les verts, très forts dans la première version du film, cette nouvelle édition présente un effet certes moins débraillé, mais heureusement sans perdre sa texture granuleuse à la The Texas Chain Saw Massacre. Une scène particulièrement délirante, où la caméra pivote de plus en plus rapidement à 360 degrés, interrompue par de très grands plans d’yeux au regard paniqué, rappelle d’ailleurs le fameux repas de Sally et de la famille Sawyer. La focalisation devient floue et une cacophonie de pleurs, de rires, de coups de feu et de cris d’animaux nous assaillent les sens lors de ce passage qui précède l’attaque des villageois, où la caméra s’affole avant de se stabiliser et de survoler l’action. On peut remercier le directeur photo Benoît Debie (Climax, Enter the Void, Irréversible) pour ce moment de pur génie, de même que pour la cinématographie triste et lugubre qui domine l’ensemble, d’où se dégage une impression de saleté et d’humidité.
Citée comme inspiration par Fabrice du Welz (qui a d’ailleurs dit avoir cherché à créer une comédie noire à la lisière de Texas et Life of Brian), l’œuvre culte de Tobe Hooper fait aussi sentir son influence sur le plan thématique, tant dans l’isolement psychologique et géographique des personnages que dans l’éclatement de la cellule familiale, la transgression de l’identité de genre et la peur des gens de la ville envers ces «sauvages» de campagnards. En termes de comparaison, Deliverance, Straw Dogs et The Hills Have Eyes viennent également à l’esprit.
Calvaire propose-t-il une expérience différente en 2022? Un visionnement post #metoo cristallise la masculinité toxique qui gouverne la hiérarchie (l’anarchie?) sociale et sexuelle du village dans lequel a atterri le pauvre Marc Stevens. Dans ce village sans femmes, les hommes semblent partager une pensée collective, comme le démontrent non seulement leur conviction que Marc est Gloria, mais aussi cette scène de danse frénétique — scène d’ailleurs inspirée d’une autre, tirée du film Un soir, un train. En parallèle, un personnage nommé Boris qui cherche désespérément sa chienne finit par la retrouver… et c’est un veau. Le même, il semblerait, avec lequel un homme s’accouple devant un petit groupe au début du film. Les villageois tiennent une truie en laisse comme un chien de chasse. Quelle est cette société dans laquelle les femelles sont interchangeables et les mâles, jamais remis en question?
Abandonnez vos repères et votre jugement: les personnages évoluent dans un univers qui nous est complètement étranger. Ce choc entre notre réalité et la leur crée un malaise qui persiste du début à la fin, et c’est cette sensation d’inconfort insistante qui fait de Calvaire un film d’horreur diablement efficace, du genre à nous rester en tête longtemps après son visionnement. On ne peut évidemment pas non plus passer sous silence la violence subie par Stevens, qui se manifeste de plusieurs façons: physique, sexuelle, psychologique, ou encore existentielle — après tout, on lui efface carrément son identité. Marc n’est pas un individu, mais un vaisseau dans lequel les personnages en manque de sexe et d’amour qui croisent son chemin transposent leurs désirs. L’interprète perd le contrôle total de son public. On pourrait y voir un commentaire sur la célébrité, plus particulièrement la relation entre les artistes et leurs fans, qu’ils essaient parfois de plaire au point de se dénaturer.
L’analogie religieuse est moins évidente. Le film se déroule à Noël, une fête chrétienne qui célèbre non pas le calvaire, la mort et la résurrection du Christ, mais sa naissance. On trouve peu de parallèles entre Marc Stevens et Jésus au-delà de l’évidence: leur souffrance, leur crucifixion et, peut-être, leur pardon. Par sa définition, un calvaire désigne aussi un monument catholique qui comprend une croix. Notre supplicié croise une telle sculpture dans les marais, où il adopte une démarche voutée, comme s’il la portait sur le dos.
Il est peut-être vain de chercher un sens et des symboles à une œuvre qui, malgré la brutalité de son réalisme, fait dans l’absurde et l’expérimental: que signifie, par exemple, ce groupe d’enfants en anorak rouge qui joue dans les bois? Pendant cet exercice d’analyse, une vieille citation de Bowie au sujet des paroles de sa chanson The Bewlay Brothers m’est revenue en tête à quelques reprises: « […] they don’t mean anything. I wrote it specifically for the American market to read things into it. »
Que Calvaire soit profond ou non, et j’abonde évidemment dans le premier sens, il s’agit d’une œuvre viscérale dont on ne se remet pas, comme un coup de poing en pleine gueule. Ne manquez pas l’occasion de revisiter ce classique en HD!
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