Observateur de la tragédie humaine, collectionneur de curiosités et grand fan du film Freaks (1932), Guillermo del Toro est né pour adapter Nightmare Alley (Ruelle de cauchemar) au cinéma. Le réalisateur mexicain ne déçoit pas et mord à belles dents dans ce carny noir basé sur le roman du même titre de William Lindsay Grisham, adapté pour la première fois au cinéma en 1947.
Autrefois, les sideshows rattachés aux cirques et foires permettaient aux spectateurs d’observer des individus comme ils n’en avaient jamais vus: femmes à barbe, hommes tatoués, petites personnes, géants, contorsionnistes… et geeks. Moins connus que leurs collègues, ceux-ci attiraient néanmoins des foules horrifiées en arrachant la tête de poules et de serpents vivants avec leurs dents.
Qu’est-ce qui pouvait bien pousser quelqu’un à se prêter à une occupation aussi sanglante et misérable? Selon l’écrivain William Lindsay Gresham, les geeks étaient des alcooliques forcés à se donner en spectacle en échange de leur pitance.
Vers la fin des années 1930, Stanton Carlisle (Bradley Cooper) s’aperçoit que le chef du cirque où il a été engagé (Willem Dafoe) manipule aussi bien le geek que les artisans le font avec les foules. Particulièrement fasciné par le pouvoir de persuasion d’une médium (Toni Collette), il apprend le métier et devient l’un des mentalistes les plus célèbres du pays. Ivre d’argent et convaincu de pouvoir faire croire n’importe quoi à n’importe qui, il s’allie à la psychologue Dr. Lilith Ritter (Cate Blanchett) pour tenter une arnaque dangereuse où il pourrait bien laisser sa peau.
On s’attendait de la part de del Toro à un carnaval décadent. Pourtant, le cinéaste oscarisé démontre une curieuse retenue dans le traitement de ce qui aurait pu être pour lui le parfait terrain de jeu. L’hyperréalisme aurait pu être une alternative intéressante à la fantaisie, mais on découvre plutôt un entre-deux légèrement tiède. Heureusement, cette réserve se dissipe lorsque l’on quitte le freak show du premier acte pour basculer dans le film noir. Dans cette ville enfumée à l’architecture Art déco, on se croirait par moment dans une bande-dessinée.
Cate Blanchett joue la femme fatale avec un débordement qu’on ne trouve pas chez les autres acteurs, plus nuancés. Certains d’entre eux sont d’ailleurs malheureusement sous-utilisés, comme Ron Pearlman, ou peu convaincants, comme Rooney Mara. Pour sa part, Bradley Cooper ne déçoit pas avec une performance passionnée mais moins nerveuse que celle de Tyrone Power dans le film de 1947.
L’histoire est aussi ambitieuse que son personnage principal. L’auditoire ne peut que retenir son souffle devant le spectacle d’une dégradation aussi cauchemardesque, même si le rythme inégal pourrait parfois avoir raison de sa concentration. Ainsi, les longueurs ont tendance à être interrompues par d’immenses envolées qui s’étouffent en un instant. Il faut dire qu’il est difficile pour un film de deux heures trente minutes de demeurer consistant. Par chance, une finale aussi jouissive que révoltante boucle la boucle et l’on sort du visionnement satisfait — et même, peut-être, un peu bouleversé.
S’éloigner d’un roman aussi majestueux que celui de Grisham est un défi que Nightmare Alley ne relève pas tout à fait, un peu trop littéraire. Malgré ses imperfections, il n’en s’agit pas moins d’une œuvre captivante qui se démarque dans le parcours fantasque de Guillermo del Toro. Même si son talent et ses aptitudes sont incontestables, ce dernier est peut-être à son meilleur lorsque ses créatures ne sont pas aussi cruellement humaines.
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