Mettez-vous dans la peau des protagonistes de Speak No Evil: des amis de longue distance vous invitent à passer quelques jours chez eux, dans la verte campagne. Vous acceptez avec excitation. Sur place, vous vous rendez vite compte que vous ne les aimez pas tant que ça, finalement. Ils vous servent de la viande même si vous êtes végétarien. Prennent la voiture après avoir bu un coup. Entrent dans la salle de bain pendant que vous prenez votre douche. Bref, ils font chier. Mais partir maintenant serait impoli. Après tout, c’est juste pour quelques jours… Vous pouvez bien les endurer encore un peu, non?
Une famille danoise (Bjørn, Louise et leur fille Agnes) rend visite à des amis néerlandais (Patrick, Karin et leur fils Abel) qu'elle a rencontrés en vacances. Malheureusement, leur fin de semaine de retrouvailles est bien moins agréable qu'ils s'y attendaient. Le malaise et l'irritation montent alors que Patrick et Karin se comportent de manière de plus en plus problématique. Il est surtout difficile de les voir traiter leur enfant avec rudesse et négligence. Encore combien de temps Bjørn et sa famille arriveront-ils à tolérer l'attitude de leurs hôtes? Et à quel prix?
Aucun film n’a aussi bien réussi à créer un tel sentiment d’injustice et d’impuissance depuis Funny Games que Speak No Evil, la terrifiante œuvre d’horreur satyrique du réalisateur Christian Tafdrup, assisté de son frère Mads au scénario. Facile à comprendre pourquoi Shudder a acquis les droits de Speak No Evil lors du festival Sundance (la sortie est prévue pour fin 2022).
En plus des interprétations impeccables des acteurs, la trame sonore joue un rôle exceptionnel dans cette tension à couper au couteau. Le compositeur Sune Kolste relève le pari de produire une musique puissante et mélodramatique qui prend beaucoup de place, mais reste en parfait équilibre avec les silences et les accalmies. Sa superposition sur des scènes banales ou des paysages spectaculaires surprend et renforce l’effet d’horreur au quotidien; de son côté, la qualité des plans nous empêche de détourner le regard, même quand on en aurait envie.
Dès le départ, Speak No Evil nous confronte à notre tendance à tolérer et même encourager des gestes et paroles désagréables par peur d’offenser. Bjørn et Louise refoulent leur inconfort et leur sentiment de danger par souci de politesse, qui les pousse à subir le comportement de Patrick et Karin avec silence et passivité, même lorsque ceux-ci traitent leur fils avec cruauté. Quand ils sortent de leur torpeur au dernier acte, il est trop tard: la situation leur explose au visage avec une violence impitoyable qui pourrait en pousser certains à quitter la salle. À la fin de la projection du 29 juillet à Fantasia, quelques spectateurs sont restés figés dans leur siège plusieurs minutes à se tordre les mains et essuyer leurs larmes, trop choqués pour se lever.
Cela dit, ce n’est pas toujours horrifiant. Speak No Evil fait rire à plusieurs reprises avec son humour noir et mordant, une avenue où Haneke ne s’était pas aventuré. C’est un peu pourquoi ça nous scie en deux quand le film bascule brusquement du côté de l’ombre la plus complète. Il est admirable de voir à quel point le spectateur se sent investi et brûle de sympathie pour des personnages pourtant pas particulièrement charismatiques. Malgré leur gravité, la situation de base dans laquelle se trouvent Louise et Bjørn, des gens comme vous et moi, sera familière à quiconque ayant déjà toléré la présence d’une personne qui le rendait mal à l’aise.
Sachez que le mauvais traitement des enfants risque de troubler profondément certaines personnes. Prenez cet avertissement en considération avant d’assister à la deuxième projection de Speak No Evil à Fantasia le 1er août.
Il est étrange pour l’auteure de ces lignes de recommander une œuvre qu’elle espère ne jamais revoir. Et pourtant, nous y voici: âmes averties, ne manquez pas ce film. C’est à la fois l’une des meilleures et des pires choses que vous verrez cette année.
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